Un constat : l’attention des jeunes captée par les contenus digitaux

Emmanuel Macron, toujours à la recherche de débats de société qui permettent de sortir des débats strictement politiques, avait confié à une commission d’experts (co-présidée par le Pr Amine Benyamina, vice-président d’Addictions France) une mission de réflexion sur l’exposition des enfants aux écrans. Le rapport de cette commission a été rendu public le 30 avril[1] et est sous-titré « À la recherche du temps perdu » pour souligner à la fois le temps passé devant les écrans mais aussi celui qui est littéralement perdu pour les interactions humaines, décisives pour l’apprentissage de la vie par les enfants et les adultes.

Dans une société vieillissante, où les jeunes sont moins nombreux, les écrans contribuent à leur moindre présence en les attirant dans les espaces virtuels. Cibles d’enjeux économiques qui les dépassent, les enfants et adolescents deviennent « les captifs mal armés de géants économiques et de stratégies de contrôle tous azimuts ». Selon Santé publique France (Etude Esteban) les enfants de 6 à 17 ans passent en moyenne 4 h 11 min par jour sur un écran.

Le rapport, s’appuyant sur les connaissances scientifiques les plus récentes et les plus robustes, détaille les effets somatiques qui résultent de l’usage intensif des écrans : déficit du sommeil, sédentarité et manque d’activité physique, obésité et ensemble des pathologies chroniques qui en découlent, ainsi que les problèmes de vue (développement de la myopie et risques possibles pour la rétine liés à l’exposition à la lumière bleue). Mais l’exposition aux écrans qui « affecte la quantité et la qualité des interactions avec l’enfant peut altérer, en cascade, les capacités socio-émotionnelles et le développement du langage. L’adolescence est aussi une période vulnérable à ce titre sur le plan psycho-comportemental« , sans oublier l’exposition à des contenus violents ou pornographiques, ou encore à des tentatives de manipulation ou d’extorsion sur Internet.

Ces risques sont largement favorisés et amplifiés par des services numériques qui sont davantage soucieux de leur rentabilité (et donc du temps passé en ligne) que de l’épanouissement de la jeunesse. Même si les législateurs français, mais surtout européens, ont commencé à réagir pour encadrer les pratiques les plus répréhensibles ou les moins éthiques (incitation à la haine…), l’univers virtuel reste bien souvent un Far West, et les réseaux sociaux l’illustration la plus flagrante d’un univers dérégulé.

Addictions France rappelle que les industriels de l’alcool, de la malbouffe et des jeux d’argent profitent du système de captation de l’attention des plus jeunes : le fonctionnement d’Internet et des réseaux sociaux, basé sur des algorithmes et sur l’engagement des internautes (likes, commentaires etc.), favorise l’apparition, sur les écrans des adolescents, de contenus montrant les produits et comportements addictifs sous un jour favorable. Or tous ces éléments sont liés : une récente étude de l’Ecole des hautes études en santé publique prouve que, chez un jeune, consommer de l’alcool et utiliser intensément les réseaux sociaux provoque chez lui une image positive de l’alcool, une image qui incite à en consommer plus[2]. L’usage excessif d’écran et le marketing intempestif qui l’accompagne sont ainsi liés au développement de comportements à risques pour la santé.

 

Des propositions nuancées

Les propositions des experts ont pour objectif général de « redonner du temps humain aux enfants et aux adolescents ». L’apprentissage dans la petite enfance est étroitement dépendant des interactions humaines, et ensuite la socialisation nécessaire à la construction individuelle passe par des activités sportives ou de loisirs que les écrans ne peuvent remplacer. C’est pourquoi les experts exposent leurs recommandations sur 6 axes :

  • S’attaquer avec force aux conceptions addictogènes et enfermantes de certains services numériques ;
  • Privilégier, grâce à la mobilisation de tous, des solutions technologiques permettant de passer à l’échelle la protection des mineurs contre les contenus illégaux ;
  • Promouvoir une progressivité dans l’accès aux écrans et les usages qui en sont faits par les mineurs, en fonction de leur âge. Concrètement, les experts préconisent de ne pas exposer les enfants de moins de trois ans aux écrans, ou de n’autoriser le téléphone portable sans accès internet qu’à partir de l’entrée au collège (11 ans) ;
  • Former et accompagner les enfants et les adolescents au numérique, à l’école comme en dehors, en particulier « Peupler l’espace public d’alternatives aux écrans pour les enfants, et redonner à ces derniers toute leur place, y compris bruyante » ;
  • Mieux outiller, mieux former au numérique et mieux accompagner les parents, les enseignants, les éducateurs ;
  • Elaborer une stratégie globale et en particulier bâtir un système de financement de l’action publique, de la recherche et des associations étanche du dialogue avec les acteurs du numérique eux-mêmes, mais assis sur leur contribution en vertu d’un principe de « pollueur payeur ».

Le rapport comporte de nombreux objectifs concrets pour chaque axe et se caractérise par son pragmatisme, sans alarmisme mais avec une prudence raisonnée. A l’issue de la remise du rapport, le Président de la République a donné un mois aux ministres concernés pour lui proposer une mise en œuvre.

 

Derrière les belles paroles : le politique saura-t-il agir face aux géants de l’industrie ?

Le rapport que nous entretenons avec les écrans et leurs contenus est d’ores et déjà une évolution civilisationnelle, la manière dont nous le régulerons ou pas est un enjeu majeur pour les enfants d’aujourd’hui et les générations futures. Les recommandations des experts représentent un défi pour les parents, les experts et la société tout entière, car plusieurs des préconisations ne concernent pas uniquement les enfants ou les adolescents et leurs parents : elles appellent à un encadrement plus global du numérique et de ses acteurs économiques, tels que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et les producteurs de smartphones, dont les produits pourraient se voir imposer le message : « Ne convient pas aux moins de 13 ans ».   

C’est là où les difficultés surgissent, car les expériences récentes montrent qu’Emmanuel Macron a des réticences à prendre des mesures efficaces d’encadrement des activités économiques. On l’a vu pour les jeux d’argent, les influenceurs…

La commission chargée du rapport affirme que la jeunesse n’est pas à vendre… mais face aux géants du numérique et aux industries qui voient en elle une future clientèle et des futurs addicts, les ministères auront-ils le courage de faire primer la santé des jeunes ?

 


 

Bernard Basset

Médecin spécialiste en santé publique

Président d’Addictions France

 

 

 

Indra Seebarun

Chargée de mission plaidoyer au sein d’Addictions France

 

 

[1] https://www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/16/fbec6abe9d9cc1bff3043d87b9f7951e62779b09.pdf

[2] Karine Gallopel-Morvan, Jacques-François Diouf, Nicolas Sirven, Erell Guégan, « Influence des messages en faveur de l’alcool diffusés sur les réseaux sociaux Une expérimentation sur 1917 jeunes français de 15-21 ans », mai 2023