Depuis l’apparition des prémix, des mélanges de sodas sucrés et de spiritueux (vodka, tequila…), une confrontation plus ou moins franche  oppose les acteurs de santé publique, tenants d’une surtaxation des produits alcooliques ciblant les jeunes, aux alcooliers en quête de nouveaux marchés et de nouveaux profits.

Taxation des produits néfastes : un perpétuel recommencement

En 2004, le législateur a institué une « Taxe prémix » pour freiner la consommation de ces produits marketing. Cette taxe a été spectaculairement efficace pour lutter contre cette première génération de prémix, composés de mélanges de spiritueux et de boissons sucrées. Pour ceux qui devaient en être encore convaincus, ce succès a démontré la pertinence d’agir sur le prix pour diminuer une consommation à haut risque pour la santé.

Cependant, le lobby viti-vinicole avait pris soin, avec l’aide de Bercy, de protéger les mélanges à base de vin. Ce traitement de faveur lui permit de mettre alors sur le marché ses propres prémix : les vinipops, une deuxième génération de prémix composée de vins aromatisés sucrés, dont l’emblématique « Rosé sucette ».

A l’issue d’une longue bataille à laquelle Addictions France a largement participé, le Parlement a créé en 2020 une taxe spécifique pour les prémix à base de vin, moins élevée toutefois que pour ceux à base de spiritueux. On peut regretter ce traitement différent, mais néanmoins, sur le plan des principes, la cause est entendue : les mélanges de boissons alcooliques, de sucre et d’arômes méritent une surtaxation car ils s’adressent aux jeunes.

Les hard seltzers : les nouvelles boissons aromatiques alcoolisées

Un nouveau défi a surgi ces dernières années avec l’apparition d’un nouveau type de boisson alcoolique : les « hard seltzers »[1]. Là encore, il s’agit de produits purement marketing qui se présentent comme « des eaux pétillantes alcoolisées » et qui jouent sur le côté « naturel », « diététique », « écologique ». Par exemple, les marques de hard seltzers mettent en avant l’eau qui sert à la fabrication pour essayer de faire oublier l’alcool, pourtant bien présent lui aussi (taux d’alcool de 5° comme une grande partie des bières courantes). Certains, comme Snowmelt, vont jusqu’à exalter la pureté de leur eau (celle des Montagnes Rocheuses). Bien que le processus de fabrication soit similaire à celui de la bière – ce qui d’ailleurs explique la forte présence des Brasseurs sur ce créneau commercial en Amérique du Nord -, les hard seltzers ont toutes les caractéristiques des prémix  : ils sont un mélange d’alcool et d’arômes masquant le goût de l’alcool.

Taxer les hards seltzers en ménageant le lobby brassicole

Il fallait donc taxer ces prémix new age. Toute la difficulté était cependant de ne pas nuire au marché des bières dont ces produits sont si proches. Les services de Bercy ont pour l’occasion fait preuve d’une créativité qui confine à l’absurde. Dans une note du 25 novembre 2020 ayant pour objet le « Classement tarifaire et fiscal des produits de type Hard Seltzer », la Direction générale des Douanes explique que, pour les hard seltzer, la taxe s’applique en fonction de l’origine de l’eau servant à la confection du produit :

  • « l’eau courante, définie comme l’eau du robinet, distribuée par canalisation directement chez les utilisateurs par les communes et leurs groupements, ne constitue pas une boisson non alcoolique entrant dans le champ de la taxe».

L’eau du robinet, si elle n’est pas une boisson non alcoolique, serait-elle donc considérée comme une boisson alcoolique ? C’est bien ce que sous-tend cet argumentaire de la Direction générale des douanes.

  • « l’eau gazeuse (de même que l’eau minérale ou l’eau de source) est considérée comme une boisson non alcoolique. Les Douanes confirment que, contrairement à l’eau courante, l’eau minérale n’est pas une boisson alcoolique. Nous pouvons tous être d’accord sur cette dernière affirmation ».

On peut résumer ainsi la position des Douanes, pour une meilleure compréhension si on n’est pas un fiscaliste averti : l’eau du robinet, c’est de l’alcool ; l’eau minérale, ce n’est pas de l’alcool !

Bercy, soucieux de motiver cette absurdité, va chercher ses arguments juridiques dans le Code de la santé publique (mais oui !) qui, à l’article L3321-1 définit les boissons sans alcool : « eaux minérales ou gazéifiées, jus de fruits… ». Puisque le Code de la Santé publique ne mentionne pas l’eau du robinet comme une boisson sans alcool, c’est donc que c’est une boisson alcoolique (CQFD). Par ailleurs, on ne saurait contester « Les Notes explicatives du système harmonisées [qui] définissent les bières au sens tarifaire[2]. » Au sens tarifaire, on peut consacrer l’absurde.

Mais pourquoi donc soutenir une position aussi ridicule au prix de rédactions dont l’obscurité n’est pas innocente ? Autrement dit, il faut répondre à la question : à qui profite le fisc ?

Nous avons mis un certain temps à Addictions France à identifier au moins un bénéficiaire de cette opération d’entomologie fiscale. Le télescopage des dossiers des fraudeurs de la loi Evin, en particulier en ce qui concerne les marques alibis[3], dont Radar et Greenroom, a attiré notre attention sur une bière aromatisée à forte diffusion, la Desperados, propriété du groupe Heineken.

La manœuvre devient claire : la Desperados, bière aromatisée à la tequila, est fabriquée avec de l’eau du robinet. Ainsi, elle n’est pas un hard seltzer, et n’est  pas soumise à la surtaxation appliquée aux prémix. De même, on pense à d’autres industriels produisant aussi des bières aromatisées telles que Sköll (Kronenbourg) et Cubanisto (groupe ABInbev) dont les recettes contiennent de l’eau. Bercy est ainsi prêt à renoncer à une rentrée fiscale pour préserver les bénéfices records du puissant lobby brassicole, dont le groupe Heineken[4], et ses concurrents.

Cela valait bien une affirmation en novlangue administrative, à la manière d’Orwell et inspirée de documents publics officiels : l’eau du robinet, c’est de l’alcool !

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[1] https://addictions-france.org/datafolder/uploads/2021/04/Decryptages-N-42-HardSeltzers-2021.pdf

[2] Souligné par nous

[3] https://addictions-france.org/datafolder/uploads/2021/06/Decryptages-N-47-Les-marques-alibis-2021.pdf

[4] https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/porte-par-le-sans-alcool-heineken-realise-sa-meilleure-performance-depuis-10-ans-964107

 

 

Docteur Bernard Basset
Président d’Addictions France