Licence IV en zone rurale : un cadeau aux vendeurs d’alcool sous couvert de dynamisme local
Dans un temps de calendrier législatif très contraint, les vendeurs d’alcool ont réussi à mettre à l’agenda parlementaire une de leur revendication de longue date[1]. La commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale vient en effet de voter en faveur de la proposition de loi visant à simplifier l’ouverture de débits de boisson en zone rurale. L’objectif : faciliter l’obtention de licences IV, permettant de vendre de l’alcool titrant à plus de 18% dans les communes de moins de 3 500 habitants. Cette proposition sera étudiée en séance publique le 10 mars.
Déposée par le député Guillaume Kasbarian, ancien ministre du Logement, cette proposition prétend répondre à un besoin de dynamisation des territoires ruraux, mais repose en réalité sur une vision biaisée et dangereuse de la convivialité et du développement économique local.
Une loi malgré l’échec de l’opération 1000 cafés
Ce texte est important pour pérenniser l’opération « 1000 Cafés » initiée fin 2019 pour trois ans, portée par le groupe SOS, qui ambitionnait d’ouvrir un millier de cafés dans les communes dépourvues de commerce. Dès son lancement, cette initiative avait reçu l’appui actif des multinationales Kronenbourg et Pernod Ricard.
Cette approche repose sur des arguments rebattus du lobby alcoolier, qui impose l’idée selon laquelle l’alcool serait un pilier incontournable de la convivialité et un moteur économique pour les territoires en difficulté. En réalité, elle ne répond pas aux véritables besoins des populations rurales[2] et constitue un véritable risque pour la santé publique.
Cinq ans après son lancement, le projet 1000 Cafés est en effet loin d’avoir atteint ses objectifs : seulement 130 communes ont bénéficié d’un accompagnement pour l’ouverture d’un établissement. Ce faible résultat démontre que la demande des territoires est largement surestimée et que cette initiative profite avant tout à l’industrie de l’alcool, qui cherche à asseoir sa présence dans les campagnes.
Plusieurs élus locaux dénoncent d’ailleurs des « démarches aux limites de la malveillance, voire de la malhonnêteté », et demandent une vigilance accrue quant à « l’utilisation de l’argent public » dont bénéficie l’association 1000 Cafés[3].
Les bistrots, des acteurs formés et responsables de la santé publique ?
Cette proposition de loi interroge également sur un autre point : l’argument avancé par son rapporteur selon lequel la formation des personnels de bars et cafés ferait d’eux des « acteurs de santé ». Certes, les établissements demandant une licence de débit de boissons doivent s’engager à respecter la réglementation et suivre une formation obligatoire, incluant la prévention de l’ivresse et l’interdiction de vente aux mineurs. Pourtant, une enquête menée par Addictions France met en lumière un fossé entre la théorie et la pratique : presque tous les bars, cafés et fast-foods contrôlés dans 7 villes françaises, à l’exception d’un seul, ont enfreint la loi en vendant de l’alcool à des mineurs.[4]
Et contrairement à ce qu’avance le rapporteur selon lequel la majorité de l’alcool serait consommée à domicile en raison des prix plus élevés dans les bars et cafés, les chiffres montrent une réalité différente. Selon le CREDOC (source CCAF 2016), 38 % de la consommation d’alcool en France a lieu hors domicile, une tendance particulièrement marquée chez les jeunes qui privilégient les espaces collectifs pour boire.
Un risque pour la santé publique
Toutes les études le démontrent[5][6] : l’augmentation du nombre de débits de boisson entraîne une hausse de la consommation d’alcool, avec des conséquences sanitaires et sociales considérables. Dans un pays où l’alcool est la première cause d’hospitalisation et responsable de 49 000 décès par an, cette évolution est particulièrement préoccupante.
Les addictions ne sont pas l’apanage des zones urbaines. En milieu rural, elles sont tout aussi présentes, mais plus difficiles à repérer et à prendre en charge en raison du manque de structures adaptées et de l’isolement, notamment des populations vulnérables. L’éloignement des professionnels de santé, l’insuffisance des dispositifs de prévention et l’absence de transports en commun compliquent encore davantage la situation.
L’extension de la licence IV en zone rurale pose également un problème de sécurité publique. Dans de nombreuses communes, l’absence de transports en commun prive les habitants de solutions sécurisées pour rentrer chez eux après avoir consommé de l’alcool. Or, rappelons que l’alcool est impliqué dans 30 % des accidents mortels de la route[7].
Un modèle dépassé pour le dynamisme rural
Plutôt que de multiplier les débits de boisson, il est urgent d’imaginer des alternatives répondant aux besoins de lien social sans passer par la consommation d’alcool. La création de tiers-lieux, de cafés associatifs, d’espaces de travail partagés, de lieux de loisirs ou encore de structures dédiées à l’artisanat serait bien plus bénéfique pour les territoires concernés. Par ailleurs, il est déjà possible d’obtenir une licence III, permettant de vendre des boissons alcoolisées jusqu’à 18 %, sans nécessiter de modification législative.
Cette proposition de loi n’apporte aucune réponse satisfaisante aux défis des territoires ruraux et représente avant tout une aubaine pour l’industrie de l’alcool. Le 10 mars, lors de son examen en séance publique, les parlementaires devront faire un choix clair : soutenir un modèle dépassé favorisant les intérêts des lobbys et dangereux pour la santé publique ou défendre une vision plus responsable et innovante du développement rural.
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[1] Revitalisation : France Boissons publie un livre blanc intitulé « Les cafés, une chance pour nos territoires » (2017)
[2] Jean-Laurent Cassely (2025) La France des bars-tabacs
[3] L’union (2025) « C’est super dur d’ouvrir un café dans un village » : cinq ans après, le bilan en demi-teinte de « 1000 Cafés » dans la région
[4] Addictions France (2023) Deux enquêtes d’Addictions France révèlent pourquoi les mineurs boivent si facilement en France
[5] World Health Organization (2025). Nordic alcohol monopolies: Understanding their role in a comprehensive alcohol policy structure and public health significance. World Health Organization.
[6] World Health Organization (2019). The SAFER initiative.
[7] Chiffres Sécurité routière https://www.securite-routiere.gouv.fr/dangers-de-la-route/lalcool-et-la-conduite#:~:text=Chaque%20ann%C3%A9e%20en%20France%2C%20pr%C3%A8s,de%20l’alcool%C3%A9mie%20au%20volant.