Soyons francs : en un an d’enquête, Véronique Blanc et l’équipe de Cash investigation ont réussi à mettre en lumière ce que nous échouons à démontrer devant les tribunaux dans les affaires les plus complexes.

Il ne s’agit pas de s’autoflageller, mais simplement d’admettre qu’Association Addictions France (anciennement ANPAA) doit composer avec des moyens d’enquête limités, à savoir des constatations sur les communications réalisées par les alcooliers ou leurs relais. Hélas, la caméra discrète ne fait pas partie de notre arsenal d’outils. Car c’est bien par ce moyen que Cash investigation a réussi à faire tomber à la fois les moyens de plaidoirie les plus habiles et les éléments de langage policés servis par les alcooliers et leur bras armés (Avec Modération, Vin et société, Prévention et Modération). En quelques plans, quelques phrases de salariés peu avares en détails, c’est toute la stratégie marketing qui est mise à nue…

La justice a besoin de preuves, et c’est bien naturel dans un état de droit. Ainsi, il n’est pas rare que les magistrats rejettent certains de nos arguments en exigeant un ensemble de démonstrations et d’éléments de preuves allant parfois jusqu’à rendre impossible l’application des dispositions de la loi. En témoigne l’exemple récent de l’affaire « Rock en Seine » dans laquelle Addictions France visait le parrainage[1] du festival par le brasseur Kronenbourg. Alors que nous étions parvenus à démontrer l’existence du parrainage, la Cour d’Appel n’a finalement pas sanctionné les faits. La Cour nous a reproché de ne pas apporter la preuve que la publicité présente sur le festival était bien la contrepartie de ce parrainage. Mais pour cela, nous aurions eu besoin d’avoir accès au contrat, ce qui nous a été refusé. Étonnant, mais pas inhabituel.

Dans le Cash Investigation, on arrive à en savoir plus sur les tenants et aboutissants de ce type d’accord. C’est un juriste du groupe Pernod-Ricard qui vend lui-même la mèche : pour maquiller toute trace du parrainage par Ricard/Chivas de la tournée promotionnelle d’Oxmo Puccino, rien de plus simple : on passe par la société de production dudit Oxmo, qui surfacture la prestation de conseil faite à Pernod Ricard. Simple et efficace, mais illégal.

La responsable marketing décrit aussi la stratégie élaborée pour promouvoir un concert parrainé par Chivas. Elle explique ce que nous dénonçons dans les prétoires avec plus ou moins de succès : le site internet de l’évènement mis en place par Chivas et Pernod Ricard ne fait pas référence au caractère musical de l’événement, thème prohibé par la loi Evin. Ce sont les rédactions des magazines prescripteurs de tendance (Sortir à Paris, Konbini, etc.) qui s’en font le relais. Pour leur part, ils n’édulcorent pas le lien entre la musique urbaine et la boisson du géant alcoolier.

Jusqu’à présent, nous controns ces types d’agissement en assignant les magazines qui se font l’écho d’événements illégaux. En mai 2018, le TGI de Paris a ainsi condamné le magazine « Le bonbon », assigné pour des faits de publicité indirecte illicite en faveur de la marque Ricard : le fait de relater une soirée « babyfoot » organisée par la marque avec des logos de la marque en arrière-plan et des consommateurs sont des faits constitutifs d’une infraction à la loi Evin.

Les manœuvres que révèle le reportage ne sont pas l’apanage de Ricard, mais sont bien partagées par d’autres alcooliers. Un récent jugement vient l’illustrer.

En 2017, la marque Jägermeister organise une soirée sur fond de faux-mariage dans le style Las Vegas avec une chapelle Jägermeister et un faux Elvis Presley en officier – thèmes incompatibles avec la loi Evin. Elle compte sur les médias et les participants pour en s’en faire les relais sur les réseaux sociaux. Addictions France a fait condamner la marque pour ces communications illicites sur Facebook. Mais malgré les constatations, l’association n’est pas parvenue à convaincre le juge qu’il s’agissait de publicité indirecte et d’un contournement de la loi à travers les réseaux sociaux. En 2021, Jägermeister a été sanctionné de 4500€ de dommages et intérêts, une paille pour un groupe de cette taille. 

Revenons au reportage, les salariés de Ricard nous expliquent également qu’ils contractualisent par oral avec des influenceurs. L’Objectif ? Effacer les traces qui relieraient le commanditaire, l’alcoolier, avec les auteurs de photos glamour, sexy, en vacances, à la piscine sur fond d’objets « brandés » aux couleurs des marques d’alcool. Une nouvelle fois, la crainte du gendarme ANPAA (aujourd’hui Addictions France) fait basculer le géant alcoolier dans l’illégalité et l’occulte.

Il est intéressant de relever comment les responsables du marketing s’attachent à enfreindre la loi Evin en toute désinvolture, comme si c’était un jeu. On peut presque s’étonner de tant les effrayer car les sanctions sont généralement infimes pour ces groupes aux chiffres d’affaires qui se comptent en milliards. Si ce n’est le risque de nuire à leur réputation. L’image de Pernod Ricard, cette fois, en prend un sacré coup.

Et si la justice venait enfoncer le clou ? Ce serait évidemment le moment de marquer les esprits, à l’heure où les alcooliers envahissent les réseaux sociaux avec un objectif clair : banaliser l’alcool, le rendre cool, tendance et inviter les plus jeunes à se laisser tenter, au mépris de la loi et des campagnes de prévention sur les risques liés à la consommation d’alcool.

[1] interdit selon les termes de l’article L3323-2 du code de la santé publique

 

Franck Lecas, juriste Loi Evin à Addictions France