La pratique des jeux d’argent et de hasard se porte bien. En France, près de la moitié de la population joue, de façon occasionnelle, régulière ou plus, selon Santé Publique France et l’OFDT.

Ce constat n’a pas échappé à l’Autorité Nationale du Jeu (ANJ) qui entend bien prévenir les risques importants liés à ces pratiques (perte de contrôle, endettement, ruptures des liens familiaux, perte d’emploi, etc.). Dans le cadre de référence qu’elle a récemment publiée, l’ANJ rappelle des chiffres inquiétants : 6 % des joueurs ont des pratiques problématiques. Rapportés à l’ensemble de la population, cela représente 1 million de joueurs à risque modéré et 370 000 joueurs excessifs. À eux seuls, ces joueurs génèrent près de 40 % du chiffre d’affaires des différentes activités.

L’objectif affiché par l’ANJ est donc la prévention des comportements à risque. Rappelons que sa sphère d’action est plus large que ne l’était celle de l’ARJEL qu’elle remplace, dont le périmètre se limitait aux jeux en ligne. Ses moyens d’actions sont également un peu plus contraignants, ce qui a été permis par l’ordonnance n° 2019-1015 du 2 octobre 2019, texte qui pose également certains principes encadrant les pratiques commerciales et l’offre de jeu en France.

 
Le choix d’un marché encadré

Jusqu’en 2010, le marché du jeu profitait de manière illégale à des opérateurs étrangers sur lesquels ne pesait aucune contrainte. L’État français a fait le choix, comme pour l’alcool et le tabac, d’un marché encadré. Cette position a été entérinée lorsqu’en 2010 trois activités de jeu en ligne (poker, paris sportifs et paris hippiques) ont été autorisées et que ce marché a été ouvert à la concurrence. On peut voir dans cette démarche l’opportunité de réguler et de prévenir les risques liés à des pratiques qui peuvent s’avérer problématiques.

Le cadre fixé par l’ANJ : qu’en pense Addictions France ?  

Avec ce cadre de référence qui vise à encadrer les pratiques commerciales et publicitaires ainsi que l’offre de jeu et à favoriser la prévention des comportements à risque, l’ANJ s’est-elle dotée d’un outil suffisamment solide ?

Addictions France a été concertée en amont de cette publication. Dans l’ensemble, si le texte préserve encore beaucoup les marges de manœuvre des opérateurs, nous devons toutefois reconnaitre que cela découle des principes fixés par le législateur, et que l’ANJ est contrainte par ces derniers.

La libéralisation du jeu en ligne a été, en son temps, déplorée par notre association, de même que le peu de contraintes pesant sur les opérateurs. Même si ce cadre a évolué, le principe qui prédomine reste et demeure celui de l’autorégulation par les opérateurs. Association Addictions France, par son expertise des stratégies marketing développées par l’industrie de l’alcool et sa mission d’application de la loi Evin, n’est pas convaincue quant à l’efficacité de l’autorégulation pour protéger la santé des personnes.

Le parallèle entre les producteurs d’alcool et les organisateurs de jeux d’argent est relativement aisé à établir. Dans les deux cas, il existe des risques d’addictions qui reposent sur la nature même de l’activité. Les comportements à risque sont par définition ceux qui enrichissent les fournisseurs. L’autorégulation consiste à confier à ces derniers le soin d’éviter les « excès ». Alors que 80% du chiffre d’affaires des opérateurs est généré par 10% des joueurs, on peut légitimement douter que les opérateurs se fixent un objectif de 0% de joueurs abusifs parmi leurs clients !

Si l’on poursuit la comparaison avec l’alcool, les études scientifiques internationales le confirment : les principes d’autorégulation sont inopérants. Or dans le cas des pratiques de jeu, c’est bien le principe d’un droit souple qui prévaut et cela se répercute sur les formulations adoptées. Ainsi, s’agissant des jeux à fort potentiel addictogène, le cadre de référence indique que « les opérateurs sont encouragés à évaluer le potentiel addictogène » de leur offre. Selon nous, cette offre devrait être proscrite et systématiquement évaluée.

Encore une fois, les critères proposés par l’ANJ dans son cadre de référence dépendent des pouvoirs qui lui ont été donnés par le législateur. On peut néanmoins regretter des critères très proches de ceux de la « communication responsable » définis par les codes d’autorégulation qui ont court dans le milieu alcoolier. Ces critères sont peu opérants et d’appréciation subjective. Ils ne sont ni assez protecteurs, ni en phase avec les objectifs visés. Contrairement à la loi Evin qui délimite les contenus autorisés de la publicité pour l’alcool (tout le reste étant interdit de fait), la définition des interdictions pour le jeu laisse la place à des contournements et des biais d’interprétation. C’est le constat que font les études européennes menées sur le sujet.

Même contrainte par les termes de la loi, on aurait pu espérer que l’ANJ aille un peu plus loin en rédigeant son cadre avec des termes plus fermes, face à des opérateurs, en particulier ceux qui exercent en ligne, qui ne donnent pas des signes très encourageants quant à leur volonté de se limiter. Il suffit de voir le nombre de publicités affichées près des écoles pour les sites de paris sportifs, alors que les mineurs ne doivent pas être visés.

 

L’ANJ relève des points de vigilance communs aux opérateurs

L’ANJ ne semble néanmoins pas dupe de ces stratégies marketing. Elle propose ainsi dans son cadre de référence une analyse comparée des stratégies promotionnelles des 14 opérateurs agréés et des 2 opérateurs sous droits exclusifs (FDJ et PMU). Celle-ci permet de mettre en évidence des points de vigilance, communs à tous ces opérateurs, qui justifient d’assortir de conditions les décisions d’approbation de ces décisions par l’ANJ :

  1. Une augmentation substantielle des budgets publicitaires de 26% par rapport à 2019* avec des campagnes d’envergure autour des grands événements sportifs prévus cette année (notamment l’Euro de Football et Jeux Olympiques de Tokyo) ;
  1. Un ciblage renforcé des jeunes avec le recours à des stratégies de marketing digital sur les réseaux sociaux Snapchat et TikTok particulièrement suivis par des mineurs ;
  1. Une stimulation active du joueur ayant pour effet d’intensifier les pratiques de jeu et le recrutement de nouveaux joueurs (bonus, personnalisation de l’offre).

Espérons que l’ANJ ait les moyens d’opérer les contrôles qu’elle a le pouvoir d’ordonner pour limiter ces pratiques. Contraires au cadre de référence, ces dernières nourrissent les comportements de jeux excessifs d’aujourd’hui et sont le terreau des addictions de demain. Un sujet d’autant plus crucial lorsque l’on sait que le taux de personnes prises en charge pour des addictions est très inférieur à celui des personnes ayant une addiction[1]

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[1] Phénomène aussi appelé « treatment gap ».

 

 

Franck Lecas
juriste Loi Evin à Addictions France