Quand la « séduction » du marketing l’emporte sur la santé des femmes
Pendant longtemps, la consommation d’alcool a été associée à un univers masculin. Boire de manière excessive était perçu comme un signe de virilité, en opposition à une féminité socialement perçue comme sobre et protectrice, exclue de ces espaces de sociabilité. Ces représentations fortement ancrées dans les imaginaires collectifs, ont des conséquences matérielles dans de nombreux domaines : publicités ciblées, produits genrés, espaces de consommation masculins… En ce qui concerne l’industrie de l’alcool, ces imaginaires ont largement orienté les stratégies marketing.
À mesure que les femmes ont gagné en visibilité sociale et en pouvoir d’achat, elles sont devenues une cible commerciale de plus en plus attractive, qui n’était jusqu’alors pas exploitée. Inspirés par les réussites de l’industrie du tabac qui, face à un marché masculin saturé, a ciblé les femmes avec des messages liant consommation et émancipation, les alcooliers ont développé des stratégies spécifiquement pensées pour séduire ce « nouveau marché ». Arômes sucrés, packaging rose ou pastel, noms empruntés à l’univers des cosmétiques, communication via des influenceuses ou des contenus lifestyle.
Tout en détournant le discours des mouvements féministes sur la liberté et l’autonomie des femmes sur leurs corps et leurs pratiques, les messages publicitaires des marques d’alcool recyclent des stéréotypes de genre pour associer l’alcool à la réussite et à la libération féminine. Les marques vendent l’idée que la femme jeune, séduisante, urbaine, indépendante, consomme des boissons qui lui ressemblent. Les campagnes insistent sur des slogans reprenant les codes de la beauté, de la mode ou du bien-être, pour mieux ancrer la consommation d’alcool dans le quotidien des femmes.

Une campagne massive promouvant un Kir Royal « Chamère – Emily in Paris » a été déployée sur Instagram ciblant le territoire français. Addictions France a, le 8 novembre 2024, saisi la justice pour obtenir le retrait de la vente du Kir Royal « Chamère – Emily in Paris ». Par une ordonnance du 18 décembre 2024, a ordonné aux sociétés Carrefour France et SNC Carrefour Drive de cesser la commercialisation et la promotion sur son site du cocktail. « Les produits concernés comportent la mention centrale « Emily in paris » et cette mention a uniquement pour objet d’inciter le consommateur à s’orienter vers ce produit en faisant référence à un programme télévisuel populaire. »
Addictions France a engagé une action en justice contre la marque de champagne Piper–Heidsieck du fait de la commercialisation de bouteilles de champagne dans des coffrets en forme de rouge à lèvres. Le 20 décembre 2018, le Tribunal de Grand Instance de Paris a rendu une ordonnance condamnant Piper Heidsieck à retirer de la vente ce produit, estimant que « la reproduction d’un bâton de rouge à lèvres est porteuse d’un message subliminal destiné à associer la consommation d’alcool à la séduction féminine (...), la féminité et la beauté [ce qui] constitue un [fait] manifestement illicite ».
Mais derrière cette esthétique stéréotypée et cette récupération opportuniste du discours féministe se cache une stratégie commerciale efficace, qui minimise les risques sanitaires et sociaux liés à la consommation.
Le rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) publié en 2025 révèle que les habitudes de consommation d’alcool des femmes se rapprochent de celles des hommes. D’ailleurs, une étude sur les consommations présentée dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) de Santé Public France montre que, depuis 2005, la part d’hommes ayant des alcoolisations ponctuelles Importantes, quelle que soit la fréquence, est stable tandis que, parmi les femmes, une tendance à la hausse s’observe. En effet, alors qu’en 2005 : 18 % des femmes déclareraient avoir bu 6 verres ou plus au moins une fois dans l’année, en 2021 ce chiffre était déjà de 23 % .
« Si les hommes sont toujours davantage consommateurs d’alcool selon la plupart des indicateurs, les tendances légèrement à la hausse de certains comportements parmi les femmes, notamment en lien avec les API, tendent à les rapprocher de ceux des hommes qui sont relativement stables »[1]
Il s’agit d’une évolution préoccupante du fait de l’impact de ce marketing genré et des effets négatifs, plus rapides, de l’alcool sur la santé des femmes. En effet, l’alcool engendre des dégâts plus rapidement chez les femmes que chez les hommes avec des quantités plus petites et sur des durées moins longues. L’alcool se propage dans l’eau et dans le sang. Il se concentre plus rapidement dans le corps des femmes, qui sont en moyenne plus petites que les hommes.
« D’ailleurs, à poids, taille, âge et consommation égaux, une femme aura une alcoolémie environ 20 % plus élevée qu’un homme. Les conséquences sur la santé sont tout aussi inégalitaires : là où un homme développe une cirrhose après 15 à 20 ans de consommation d’un litre d’alcool à 11°, une femme peut en développer une en seulement 5 ans avec un quart de litre du même alcool ». Jacqueline Kerjean, médecin addictologue et vice-présidente d’Addictions France.
Cette dynamique met en évidence que, sous la logique marchande actuelle, le profit des industriels de l’alcool prime sur les enjeux de santé publique des femmes, contribuant à invisibiliser la réalité des femmes concernées par des conduites addictives, et à retarder l’accès à des dispositifs d’aide adaptés.
« [L’alcoolodépendance] touche tout le monde. Les femmes, on les voit moins, parce qu’on se cache. On a honte. On ne correspond pas à l’image que la société attend d’une femme. Moi, personne ne savait combien je buvais de litres par jour. J’étais une Ninja de la dissimulation » Charlotte Peyronnet, journaliste et écrivaine.
[1] Andler R, Quatremère G, Richard JB, Beck F, Nguyen- Thanh V. La consommation d’alcool des adultes en France en 2021, évolutions récentes et tendances de long terme. Bull Épidémiol Hebd. 2024;(2):22-31. http://beh.santepublique france.fr/beh/2024/2/2024_2_1.html