Addiction aux médicaments antidouleur : où en est-on de la crise des opioïdes en France ?
La crise des opioïdes, débutée dans les années 2020, a longtemps été considérée comme un problème essentiellement nord-américain puis s'est étendue à d'autres régions du monde ces dernières années, notamment en Europe. La surmédicalisation par opioïdes, l'accoutumance à certains médicaments antidouleurs et ses conséquences sanitaires représentent aujourd'hui une urgence globale. En France, malgré un encadrement des prescriptions, l’abus, et le mésusage des antalgiques opioïdes allant jusqu’à l’overdose sont en évolution. Etat des lieux.
De quoi parle-t-on ?
Un opioïde est une substance (naturelle, semi synthétique ou synthétique) qui agit sur les récepteurs opioïdes du cerveau et du système nerveux en bloquant la transmission des signaux douloureux. Parmi les opioïdes, on trouve certains antalgiques — des médicaments antidouleurs puissants — comme le tramadol, l’oxycodone, la morphine ou le fentanyl, ainsi que des traitements de substitution aux opiacés (TSO), comme la méthadone et la buprénorphine. Ces médicaments sont prescrits dans plusieurs situations : pour soulager des douleurs modérées à sévères, aiguës ou chroniques (notamment celles liées à un cancer) ou lors d’interventions chirurgicales, souvent en association avec d’autres médicaments anesthésiques. Il existe également des opioïdes illicites, comme l’héroïne.
La crise des opioïdes désigne une épidémie de dépendance et de surdoses liée à l’usage excessif de ces médicaments et substances. Cette crise, apparue aux États-Unis dans les années 1990, a été favorisée par la promotion agressive de l’OxyContin et s’est progressivement aggravée et étendue, avec des conséquences dramatiques sur la santé publique.
Depuis 25 ans, près d’un million d’Américains sont morts d’une surdose d’opioïdes (incluant médicaments prescrits comme la morphine ou le fentanyl).
La banalisation des prescriptions de médicaments antidouleur : risques d’addiction et de surdose
En France, depuis plusieurs années, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) met en garde contre les risques de dépendance résultant d’une surconsommation de médicaments antidouleur, la qualifiant de « préoccupation majeure des autorités de santé ».
Les antalgiques opioïdes sont prescrits à environ 12 millions de Français chaque année (18%), soit 1 Français sur 6.
Les antalgiques opioïdes faibles ou forts peuvent provoquer, lorsqu’ils sont administrés de façon prolongée ou inadaptée, un état de dépendance physique et de tolérance. Ils peuvent induire un syndrome de sevrage, incitant à poursuivre leur consommation au-delà des délais de prescription et de la posologie initiale. Ces médicaments sont disponibles uniquement sur ordonnance en France, mais la prescription doit être mieux encadrée pour éviter les usages abusifs et les décès.
« Bien qu’aujourd’hui, en France, la consommation des opioïdes et ses conséquences sanitaires n’atteignent pas le niveau des États-Unis ou de l’Angleterre, elle est cependant en augmentation », notait la Haute autorité de santé en 2022 dans ses recommandations aux médecins pour éviter une « banalisation » des prescriptions. Près de 6 000 décès par surdose d’opioïdes seraient survenus en 12 ans en France, de 2011 à 2023 d’après les enquêtes d’addictovigilance DRAMES et DTA. Parallèlement, une hausse de 45 % des hospitalisations a été constatée. 80% des décès par surdose sont dus aux opioïdes selon le ministère de la Santé. La Méthadone serait une des substances les plus impliquées.
Bien que la situation reste globalement maîtrisée par rapport à d’autres pays, ces médicaments sont parfois prescrits de manière inadaptée, en particulier pour des douleurs non cancéreuses (migraines, maux de dents…), ce qui peut conduire à un risque de dépendance et à un détournement de l’usage thérapeutique.
Des dérives liées à l’usage de certains médicaments
Certaines personnes, après avoir été exposées à des médicaments opioïdes pour des douleurs chroniques ou sévères, peuvent développer une dépendance et chercher à s’en procurer illégalement après la période de prescription.
« Comme les morphiniques, le tramadol ou la codéine, la prégabaline est détournée pour son effet calmant car il s’agit d’un dépresseur du système nerveux. Le Lyrica possède un effet anxiolytique, apaisant, sédatif. Il peut même y avoir un état paradoxal d’euphorie et provoquer également une désinhibition et un regain d’énergie. Les personnes qui la prennent pour un trouble anxieux ou des douleurs neuropathiques peuvent se rendre compte qu’au-delà de calmer la douleur, ça leur procure une sensation de bien-être. » Hervé Martini, Secrétaire général d’Addictions France Qu’est-ce que la prégabaline, cette « drogue du pauvre » saisie en masse par les douanes françaises ?
Le sevrage peut entraîner un manque tel que certains se tournent vers des drogues comme l’héroïne ou le fentanyl illicite, ou adoptent des comportement abusifs comme le “Doctor shopping” , c’est à dire l’obtention par un patient d’ordonnances simultanées de plusieurs médecins pour le même médicament, ou la falsification d’ordonnances.
Vigilance accrue face au Fentanyl illicite en France
L’apparition du fentanyl illicite (fabriqué clandestinement souvent en Chine ou au Mexique) dans les années 2010 a exacerbé la crise. Cet opioïde de synthèse puissant mais peu onéreux, aussi appelé « drogue du pauvre », est souvent mélangé à d’autres drogues, augmentant là aussi les risques de surdose. Aux Etats Unis, le fentanyl est la cause majeure d’un pic dramatique de décès par surdose.
Récemment, une première alerte sur des détournements de fentanyl a permis d’enrayer le phénomène en France. Début janvier 2025, la Halte Soins Addictions (HSA) de Strasbourg a sonné l’alerte sur un cas inédit sur le territoire français : l’apparition d’un usage détourné du fentanyl, sous forme de patch Durogesic, par injection intraveineuse. Une information qui souligne le rôle crucial des salles de consommation à moindre risque en tant que vigie des nouvelles habitudes de consommation.
Quelles solutions pour éviter une amplification de la crise ?
La prévention, la sensibilisation et l’encadrement strict des prescriptions médicales sont des éléments clés pour prévenir l’évolution de la crise des opioïdes en France. Plusieurs dispositifs pour lutter contre l’addiction aux opioïdes ont été développés, y compris la mise à disposition de traitements de substitution à la méthadone ou à la buprénorphine pour aider les personnes dépendantes. Pour sécuriser l’usage et la prescription d’opioïde, l’ordonnance sécurisée et infalsifiable a été généralisée le 1er mars 2025. C’était déjà le cas pour le Tramadol et la codéine.
Les recommandations d’Addictions France
Dans ce contexte préoccupant, Addictions France formule plusieurs recommandations.
- Mieux encadrer la prescription et la délivrance des médicaments
Il est impératif de renforcer la formation des prescripteurs et des pharmaciens afin d’améliorer leur connaissance des opioïdes et de leurs modalités d’utilisation, ainsi que des risques d’addiction et des bonnes pratiques de prescription. Il est aussi nécessaire d’encourager une meilleure prise en charge de la douleur sans recourir systématiquement aux opioïdes, notamment pour des pathologies non cancéreuses.
- Renforcer la réduction des risques
Il est important de faciliter l’accès aux traitements de substitution aux opiacés, comme la méthadone et la buprénorphine, notamment en réduisant les barrières administratives, par exemple en autorisant l’initiation de la dispensation en médecine de ville et en augmentant le nombre de centres de distribution.
Le développement de l’accueil en CAARUD favorise un accès facile et sans conditions strictes aux soins et au soutien, ce qui permet aux usagers de recevoir une aide sans jugement ni stigmatisation.
La mise en place d’une formation continue pour les professionnels de santé et les intervenants sociaux sur les meilleures pratiques de réduction des risques et la prise en charge, ainsi que l’extension des HSA, où les usagers consomment des substances sous la supervision de professionnels, contribuent à réduire les risques de surdose et d’infections.
- Renforcer la sensibilisation
L’intensification des campagnes de sensibilisation et de prévention renforcerait l’information des usagers et du grand public sur les risques liés à l’usage d’opioïdes, ainsi que sur les pratiques de réduction des risques.
En complément, Addictions France propose plusieurs pistes de réflexion :
- Accompagner toute prescription d’un opioïde d’une prescription de naloxone.
- Généraliser l’utilisation du questionnaire ORT (Opioid Risk Tool) qui permet de cibler les populations à risque élevé de dépendance, en fournissant un score qui aide à évaluer les facteurs de risque. Un score élevé n’interdirait pas la prescription d’opioïdes si elle est nécessaire, mais impliquerait une vigilance accrue. Le médecin devra être plus prudent et suivre ces patients plus régulièrement, en prenant les précautions nécessaires.
- Proposer une éducation thérapeutique du patient lors de la dispensation du traitement en pharmacie. De nombreuses pharmacies disposent déjà d’un espace santé confidentiel, idéal pour ce type d’échange.
- Généraliser l’outil POMI (auto-questionnaire de dépistage d’un comportement de mésusage d’un antalgique opioïde) pendant le traitement pour repérer les situations de dépendance.
- Imposer une consultation avec un addictologue pour tout renouvellement de prescription au-delà de quatre mois (hors situations de soins palliatifs).
- Assurer un suivi des patients sous opioïdes par des Infirmiers en Pratique Avancée spécifiquement formés en algologie (traitement de la douleur) et en addictologie.
- Renforcer la collecte de données à travers le dispositif d’addictovigilance.
Ces actions devraient être menées en parallèle avec des efforts accrus pour lutter contre le trafic de ces molécules et surveiller étroitement l’émergence de nouveaux opioïdes de synthèse, notamment ceux issus du narcotrafic.
Un antidote méconnu : la naloxone pourrait éviter 4 décès par surdose sur 5
La mort par surdose d’opioïdes est évitable par l’administration de naloxone et la mise en œuvre de gestes de premiers secours. La naloxone est l’antidote spécifique des opioïdes, médicament de référence dans le traitement d’urgence des surdoses. Face à une suspicion de surdose d’opioïdes, l’administration de la naloxone permet d’agir en attendant l’arri- vée des secours qui prendront le relais. Des kits prêts à l’emploi sont aujourd’hui disponibles sans ordonnance en pharmacie, dans les hôpitaux et dans les structures spécialisées d’addictologie (CSAPA, CAARUD).
Addictions France plaide pour une facilitation de l’accès à la naloxone, afin qu’elle puisse être disponible plus largement et de manière plus proactive. Il existe par exemple le spray NALSCUE® qui est une solution pour pulvérisation nasale sans prescription médicale obligatoire.

Sources
- Observatoire Français des Médicaments Antalgiques
- Réseau Français des Centres d’Addictovigilance
- Agence Nationale de sécurité des médicament (ANSM)
- Observatoire européen des drogues
- Rapport mondial sur les drogues 2024
- Surdoses (overdose) d’opioïdes : la naloxone est utilisable par tous et peut sauver la vie – Ministère du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles