En juin 2025, la Haute Autorité de Santé a labellisé les recommandations de bonnes pratiques élaborées par Addictions France, la Société Française d’Alcoologie (SFA) et la Société Française de Santé au Travail (SFST). Ces recommandations visent à limiter la consommation de substances psychoactives en milieu professionnel, ainsi qu’à identifier et prévenir les divers facteurs favorisant cette consommation.

Entretien avec le Docteur Hervé Martini, médecin du travail et addictologue, secrétaire général d’Addictions France, et contributeur aux recommandations HAS sur la prévention de l’usage des substances psychoactives en milieu professionnel. 

 

En quoi l’usage de substances psychoactives représente-t-il un risque professionnel ? 

L’usage de substances psychoactives, qu’il s’agisse de produits licites comme l’alcool et le tabac, de drogues illicites comme le cannabis ou la cocaïne, ou encore de médicaments psychotropes ou de substances émergentes comme le protoxyde d’azote, est aujourd’hui une réalité bien installée dans le monde du travail. Contrairement à une idée reçue, ces usages ne se limitent pas à certains métiers ou à des postes à risque. Ils concernent l’ensemble des secteurs d’activité, tous niveaux hiérarchiques confondus. 

Les répercussions sont nombreuses. Elles peuvent aller de la simple baisse de vigilance à des accidents graves, en passant par l’absentéisme, les conflits avec les collègues ou la hiérarchie, et parfois jusqu’à des licenciements. À l’échelle d’une entreprise, cela peut désorganiser des équipes, fragiliser les liens professionnels, et peser lourdement sur la productivité. À une échelle plus large, cela représente un coût social très important, entre pertes économiques, dépenses de santé, arrêts maladie et désinsertion professionnelle. 

En tant que médecin du travail, c’est une réalité que vous constatez concrètement sur le terrain ? 

Oui, aujourd’hui, notre pratique de terrain confirme les résultats des études récentes sur les liens entre consommation de substances et monde du travail. Nous sommes fréquemment sollicités par les employeurs, que ce soit à la suite d’un dépistage positif ou d’un incident, tel qu’un trouble du comportement. La gestion de cette situation « urgente » constitue une première étape nécessaire, mais elle doit s’inscrire dans une approche plus globale, en impliquant les partenaires sociaux dans une véritable démarche de prévention. L’inscription du risque addictif dans le Document Unique d’Évaluation des Risques Professionnels (DUERP) est une condition préalable à la mise en œuvre d’un programme de prévention adapté. 
Dans ce processus, l’équipe de santé au travail joue un rôle essentiel, à la fois dans la prévention et dans l’accompagnement des employeurs comme des salariés.

 

Quels facteurs professionnels favorisent ces consommations ?  

D’abord, la disponibilité directe des substances joue un rôle important : dans certains contextes professionnels, l’alcool est banalisé, notamment lors des pots entre collègues, des repas d’affaires ou des séminaires d’entreprise. De même, dans les secteurs où les substances sont manipulées, vendues ou distribuées (par exemple dans l’industrie pharmaceutique, la logistique, la restauration ou le commerce), l’accessibilité peut faciliter les usages. Ensuite, il y a les conditions de travail elles-mêmes : pression psychologique, stress chronique, charge mentale, isolement ou horaires décalés sont autant de facteurs susceptibles d’encourager la consommation comme stratégie de gestion du stress ou d’automédication. 

 

Quelles sont les principales recommandations formulées ? 

Les recommandations insistent sur la nécessité d’un repérage précoce des usages à risque. Il ne s’agit pas de surveiller ou de contrôler les salariés, mais de mieux comprendre les liens entre travail et consommation de substances. Il est donc essentiel de prendre en compte ces réalités pour agir efficacement. 

Le secret médical est au cœur de cette approche. En aucun cas, un médecin du travail ou un infirmier ne peut communiquer à l’employeur des informations concernant l’usage de substances par un salarié, ni les résultats d’éventuels dépistages. L’accompagnement doit être confidentiel, bienveillant et respectueux des droits des personnes. 

Plusieurs outils ont été élaborés pour aider les différents acteurs : des fiches pratiques à destination des médecins, des employeurs, des travailleurs eux-mêmes, et bien sûr des professionnels des Services de Prévention et Santé au Travail. Ces outils facilitent la mise en œuvre concrète des recommandations sur le terrain. 

➡️ Consultez les fiches pratiques

Comment ces recommandations peuvent-elle être mises en œuvre concrètement ? 

La première étape consiste à diffuser largement les outils et les messages auprès des professionnels de santé au travail, des employeurs et des représentants du personnel. Les équipes des SPST doivent pouvoir se former, échanger et adapter les recommandations à la réalité de chaque entreprise. 

Dans les entreprises, cela peut prendre la forme d’une politique de prévention formalisée, d’un protocole interne, ou encore d’actions de sensibilisation régulières. Lors des visites médicales, les professionnels de santé du travail peuvent aborder le sujet en toute confidentialité avec les salariés, en repérant les facteurs de risque, en posant un cadre rassurant, et en orientant si besoin vers des structures de soins. 

Il est aussi important de rappeler que la prévention ne repose pas uniquement sur des campagnes d’affichage ou des messages génériques. Elle doit s’inscrire dans une dynamique de dialogue social, avec des actions coordonnées, continues, et évaluables dans le temps. L’efficacité repose sur la capacité à intégrer la prévention des conduites addictives dans le fonctionnement global de l’entreprise, au même titre que la sécurité ou la qualité de vie au travail. 

 

Quels sont les objectifs recherchés ? 

L’objectif principal est de protéger la santé et la sécurité des travailleurs, mais aussi de prévenir les accidents et les situations à risque dans l’entreprise. Il s’agit aussi de prévenir la dépendance, qui s’installe souvent de manière progressive, et de maintenir les personnes dans l’emploi. Car il ne faut pas l’oublier : le travail peut être un facteur de protection lorsqu’il est exercé dans un cadre stable et bienveillant, mais il peut aussi devenir un facteur de vulnérabilité dans certaines conditions. 

Enfin, ces recommandations visent à responsabiliser l’ensemble des acteurs, sans stigmatiser. Elles encouragent une approche partagée, qui repose sur la confiance, l’écoute et la coopération.