Troubles du comportement alimentaire et conduites addictives : des liens à explorer
La Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB) organise, du 2 au 8 juin 2025, la 5e édition de la Semaine de sensibilisation aux Troubles des Conduites Alimentaires (TCA). À cette occasion, Pierre Sazerat, psychiatre addictologue et spécialiste des troubles alimentaires, met en lumière les liens entre TCA et addictions. Il plaide également en faveur d’une formation systématique des professionnels de santé à la détection de ces troubles, particulièrement en addictologie.
Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les TCA ?
Les troubles du comportement alimentaire (TCA) représentent un enjeu majeur de santé publique en raison de leur fréquence très élevée dans la population générale. Ce sont des troubles psychiques qui affectent la relation d’une personne avec l’alimentation, le corps et l’image de soi. Ils se manifestent par des comportements alimentaires anormaux qui ont un impact important sur la santé physique, mentale et sociale.
On distingue trois formes principales de TCA :
- l’anorexie mentale qui est caractérisée par une restriction alimentaire volontaire, une peur intense de prendre du poids et une image corporelle altérée,
- l’hyperphagie boulimique qui implique des épisodes de consommation excessive d’aliments suivis de comportements compensatoires comme des vomissements,
- l’hyperphagie qui implique une prise alimentaire rapide, importante, avec une perte de contrôle mais sans purge.
Il peut exister des passerelles entre ces 3 types.

Pierre Sazerat est secrétaire général adjoint d’Addictions France, psychiatre hospitalier spécialisé en psychiatrie générale, ancien responsable d’Unité de sevrage alcoolique et de prise en charge des TCA dans le Pôle Universitaire d’Addictologie de Limoges, et formé dans le domaine des thérapies cognitivo–comportementales (TCC) qu’il a enseignées durant plusieurs années.
Quelle est la réalité des TCA aujourd’hui en France, notamment chez les jeunes ?
Les TCA concernent près d’un million de personnes en France, majoritairement des femmes (90 %), avec un début souvent à l’adolescence. Ces troubles sont graves : ils sont associés à une forte mortalité, par dénutrition, arrêt cardiaque ou suicide. Les facteurs sociétaux jouent un rôle non négligeable : pression sur l’apparence, culte de la minceur, influence des réseaux sociaux. L’obsession de l’alimentation et du poids envahit la vie quotidienne, entraînant une grande souffrance.
Pour illustrer la souffrance liée aux TCA, on peut évoquer le parcours d’Isabelle Caro, comédienne et mannequin française atteinte d’anorexie mentale, devenue le visage de la campagne « No Anorexia ». Son ouvrage témoigne de la violence de cette maladie et de la souffrance qui en découle. Elle se décrivait comme « la petite fille qui ne voulait pas grossir ou grandir « , soulignant le lien entre TCA et histoire psychique.
On pourrait aussi citer, pour la boulimie, le film « Dying to be perfect » qui retrace le parcours d’une athlète américaine très douée mais dont la carrière sportive et la vie toute entière ont été affectées gravement par cette maladie.
La pandémie de Covid-19 a aussi accéléré la progression des TCA en Europe : isolement, perte de repères, coupure sociale et facilité à contrôler son alimentation ont favorisé leur développement, notamment chez les jeunes.
En quoi les troubles du comportement alimentaire sont-ils proches des conduites addictives ?
Cette question invite à la prudence. Certains TCA partagent effectivement plusieurs caractéristiques avec les addictions comportementales : perte de contrôle, poursuite de conduites répétitives malgré leurs conséquences négatives, phénomènes d’ambivalence et de déni. Il existe d’ailleurs souvent un double diagnostic : chez nombre de patients suivis pour des conduites addictives (alcool, tabac, cannabis…), un trouble du comportement alimentaire peut coexister, parfois en arrière-plan.
Certaines formes de TCA, comme la boulimie ou l’hyperphagie, peuvent évoquer des addictions comportementales avec une forme de « craving » (envie irrépressible) alimentaire. Dans l’anorexie, on retrouve une dépendance à des comportements de restriction et de recherche de minceur mais l’objectif de contrôle absolu et les altérations de la perception du corps constituant la dysmorphophobie sont très présents, aboutissant à des tableaux complexes. Les TCA partagent avec les addictions certains facteurs paraissant les favoriser comme les traumatismes psychiques ou le TDAH ( trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité ) …
Pourquoi les TCA sont-ils encore si peu repérés dans les filières de soins en addictologie ?
Au sein d’une filière de soins comme Addiction France, les patients sont souvent pris en charge pour une problématique liée à une substance, mais des troubles du comportement alimentaire peuvent apparaître en toile de fond, nécessitant une attention particulière dans l’accompagnement global. Pourtant, le dépistage systématique des TCA est encore trop rare dans les structures d’addictologie. Souvent, ce sont les patients eux-mêmes qui n’en parlent pas, par honte, par peur du jugement, ou parce qu’ils ne considèrent pas cela comme un problème en soi. Pourtant, de nombreux usagers présentent des signes de TCA qui passent inaperçus surtout quand l’IMC est normal ou proche de la normale, ce qui est le cas dans l’hyperphagie boulimique.
Des outils fiables comme le questionnaire SCOFF permettent pourtant de détecter rapidement un TCA. Ce dépistage devrait être intégré dans les pratiques pour évaluer la gravité, et orienter, si besoin, vers des centres spécialisés. À Limoges, nous avons créé, il y a une dizaine d’années une unité spécifique dans un service d’addictologie pour prendre en charge les TCA afin de répondre à un besoin très important.
Quels types de prises en charge sont recommandés pour les personnes souffrant de TCA et d’addictions ?
La prise en charge doit être globale, combinant un suivi pluridisciplinaire prenant en compte les aspects psychiatriques, nutritionnels et corporels. Dans certains cas précis, une hospitalisation, notamment pour les formes graves d’anorexie, s’impose. Des critères HAS définissent les indications d’hospitalisation dans les TCA. Il faut être très vigilant lors de ces prises en charge, notamment au syndrome de renutrition inappropriée.
Parmi les approches proposées, les thérapies familiales sont considérées comme efficaces chez les personnes jeunes souffrant d’anorexie. De même, les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) ont montré une efficacité dans les cas de boulimie.
En TCC, on travaille sur les pensées automatiques, les émotions, les « cravings », la confiance en soi… Tout cela rappelle les techniques utilisées en addictologie. Mais il faut adapter chaque prise en charge à la gravité du cas et à la motivation de la personne. L’enjeu est aussi de limiter les hospitalisations en favorisant l’hôpital de jour ou l’ambulatoire.
Comment faire évoluer les pratiques et les représentations autour des TCA ?
Il est essentiel de mieux informer, sensibiliser et déstigmatiser ces troubles. Les TCA ne relèvent pas d’un simple « manque de volonté » : ce sont des maladies psychiatriques sérieuses, avec des implications somatiques lourdes et des répercussions importantes sur l’entourage familial. Il faut aussi mieux former les professionnels de santé à leur repérage et à l’orientation vers les filières spécialisées. A ce propos, la Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB) propose un annuaire de professionnels spécialisés dans la prise en charge des TCA.
Enfin, il faut continuer à développer des partenariats entre addictologie et soins des TCA, car ces problématiques sont souvent imbriquées. L’objectif est d’assurer une prise en charge cohérente, efficace et respectueuse de la personne, en tenant compte de la complexité de sa souffrance.
En savoir plus
FFAB – Fédération Française Anorexie Boulimie – Association autour des troubles des conduites alimentaires (TCA)
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